Ce qui a le plus impressionné nos ancêtres,
c'est un bruit de mâchoires sortant des tombes, comme si la personne
inhumée dévorait quelque chose. Dom Calmet nous donne l'une des définitions
du vampire à son époque et elle confirme sa parenté sinon son identité
totale avec lui : " On dit que le vampire a une espèce de faim qui
lui fait manger le linge qu'il trouve autour de lui ". Les textes
latins appellent ce type de mort manducator, terme neutre qui désigne
simplement le phénomène, alors que l'allemand utilise Nachzehrer, évoqué
plus haut. Le corpus est immense et s'étale dans le temps entre le XVe et
le XIXe siècle, aussi n'en donnerons-nous que des exemples représentatifs.
Observons d'emblée que le mâcheur est un vampire passif puisqu'il ne
quitte pas son sépulcre et provoque les décès à distance, par "
sympathie " magique : comme il se dévore ou engloutit son suaire,
ses proches dépérissent.
Le premier témoignage est dû aux inquisiteurs Jacques Sprenger et Henry
Institoris chargés de la répression de la sorcellerie en Rhénanie dans
le dernier quart du XVe siècle :
L'un de nous, Inquisiteurs, trouva une ville quasiment vidée de ses
habitants par la mort. Par ailleurs, le bruit courait qu'une femme enterrée
avait petit à petit mangé son linceul et que l'épidémie ne pourrait
cesser tant qu'elle ne l'aurait pas dévoré en entier et ne l'aurait pas
digéré. Prévôt et maire de la ville creusant la tombe trouvèrent
presque la moitié du linceul engagée dans la bouche, la gorge et
l'estomac et déjà digérée. Devant ce spectacle, le prévôt tira son
épée et coupant la tête, la jeta hors de la fosse. Aussitôt la peste
cessa.
C'est ce type de mort particulier qui a fourni aux siècles postérieurs
le fondement principal du mythe du vampire. Le phénomène est presque
toujours lié à une épidémie de peste, sans que l'on sache ce que désigne
exactement le terme.
La notice des inquisiteurs n'est peut-être pas la première sur ce type
d'événement. En effet, selon la Chronique de Bohême, par Hajek de
Libotschan, qui remonte à celle que l'abbé Neplach d'Opatowitz rédigea
vers 1370, un cas de mâcheur aurait été constaté dans le village
polonais de Lewin Klodzki. Si Neplach ne parle pas de " sorcière
", Hajek franchit le pas :
En 1345, un potier nommé Duchacz vivait à Lewin, marié à une certaine
Brodka qui était une sorcière. Un jour qu'elle avait cité tous ses
esprits, elle mourut brutalement et personne ne sut dire si elle était décédée
de mort naturelle ou si les esprits l'avait tuée. On ne voulut pas
l'enterrer parmi les chrétiens et on l'ensevelit à un carrefour. On
constata bien vite qu'elle revenait, rejoignait souvent les pâtres dans
les champs, prenait la forme de divers animaux, effrayait les bergers et
chassait leur bêtes. Parfois elle se montrait telle qu'elle avait été
de son vivant. Ensuite, elle revint souvent dans le même bourg et dans
les villages environnants, entrant dans les maisons, se montrant sous
diverses formes, parlant aux gens, en terrifiant une partie et en tuant un
grand nombre. Les voisins du bourg et les paysans des environs s'allièrent
et la firent exhumer par un homme habile du lieu et toutes les personnes
présentes purent constater qu'elle avait dévoré la moitié du voile
qu'elle avait sur la tête et qu'on tira tout ensanglanté de sa gorge. On
lui planta dans la poitrine un pieu de chêne et du sang jaillit de son
corps, comme d'un bœuf, puis on l'ensevelit de nouveau. Peu de temps après,
elle se montra de nouveau, bien plus souvent qu'auparavant, terrifiant et
tuant les gens, et elle piétinait ceux qu'elle avait occis. Pour cette
raison, elle fut derechef déterrée par le même homme qui découvrit
qu'elle avait retiré de son corps le pieu qu'on y avait planté et
qu'elle le tenait dans ses mains. On la sortit du tombeau et on la brûla
avec le pieu, puis on jeta les cendres dans la tombe que l'on referma.
Pendant plusieurs jours on a vu un tourbillon de vent là où on l'incinéra.
Le rapport est complet et la dénommée Bradka se révèle malfaisante et
coriace. Elle est prédestinée à jouer ce rôle malfaisant car elle a été
sorcière et son décès fut des plus suspects. Non seulement elle dévore
son voile, ce qui est le propre des mâcheurs, mais elle quitte sa sépulture
pour divaguer à sa guise. Bradka réunit en elle des traits bien attestés
chez les revenants du commun : la faculté de métamorphose, la capacité
de parler, un caractère mortifère. Enfin, le témoignage nous dit
clairement qu'un pieu planté dans le corps n'est pas la panacée et que
seule l'incinération est efficace pour mettre un terme aux errances de
ladite Bradka.
Luther lui-même s'est vu confronté au problème que posait la croyance
en ces morts malfaisants. Ses Propos de table rapportent ceci :
" Un pasteur nommé Georg Rörer écrivit de Wittenberg qu'une femme
habitant dans un village est décédée et, maintenant qu'elle est enterrée,
qu'elle se dévore elle-même dans son tombeau, raison pour laquelle tous
les habitants de ce village seraient morts subitement. Il pria le docteur
Martin Luther de lui donner conseil ", mais Luther répondit qu'il
s'agissait d'un simple prestige diabolique et que le sel y mettrait fin.
Le texte prouve que le phénomène des mâcheurs est répandu un peu
partout outre-Rhin. L'explication de Luther est celle de l'Église médiévale,
tout est illusion diabolique. Selon les Annales de la ville de Wroclaw
(Breslau), en Silésie, il y eut une grande mortalité en 1517 :
De la Saint-Michel à la Saint-André moururent deux mille personnes
environ. Pendant ce temps, un pâtre fut enterré avec ses habits à
Gross-Mochbar ; il les a dévorés et a produit le bruit de mâchoires
d'une truie. On l'a donc déterré et trouvé ses habits ensanglantés
dans sa bouche ; on lui a tranché la tête avec une bêche et on a jeté
son chef hors du cimetière, alors la mortalité a pris fin.
Cette présentation des mâcheurs serait incomplète si nous laissions
dans l'ombre un texte particulièrement éclairant puisqu'il nous permet
d'établir avec certitude le rôle que ces morts hors du commun ont joué
dans l'élaboration du mythe des vampires. Le père jésuite Gabriel
Rzaczynski atteste la croyance en Pologne dès les années 1710-1720, ce
qui montre que l'épidémie des mâcheurs se répand en Europe, et c'est
elle qui favorise le développement de ce qui deviendra un véritable
mythe. Il nous confie ceci :
J'ai souvent entendu dire par des témoins dignes de foi que l'on a trouvé
des cadavres qui sont non seulement restés longtemps incorrompus, souples
et rouges, mais aussi qui remuaient la bouche, la langue et les yeux, qui
avaient avalé leur linceul et même dévoré des parties de leur propre
corps. Entre-temps s'est répandue la nouvelle d'un tel cadavre qui est
sorti de son tumulus, a erré par les carrefours et devant les maisons, se
montrant tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, attaquant plus d'un
pour l'étrangler. S'il s'agit du cadavre d'un homme, les gens le nomment
upier, de celui d'une femme, upierzyca.
Rzaczynski ajoute qu'on décapite ces corps pour se préserver de leurs
attaques. Dès 1730, les autorités commencent à se soucier des
exhumations répétées, assimilées à des profanations de sépulture, et
qui s'accompagnent " d'actes barbares " et, cette année-là,
celles d'Alsfeld, en Hesse, interdirent qu'on déterrât et empalât un
mort qu'on entendait mâcher dans sa tombe. En Autriche-Hongrie, c'est un
rescrit de Marie-Thérèse daté de 1755 qui fournit la base juridique des
interdictions d'exécutions posthumes.
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